« Fake news » : « Ce projet de loi pose de bonnes questions auxquelles il donne de mauvaises réponses »
Pour Christian Gerin, président du Syndicat des agences de presse audiovisuelles, la loi contre les « fake news » est déséquilibrée. De nouvelles attributions sont confiées au CSA, mais sans répondre à la question des moyens, ajoute-t-il, dans une tribune au « Monde ».
LE MONDE | 06.06.2018 à 11h48 • Mis à jour le 06.06.2018 à 12h13 |
Par Christian Gerin (Président du Syndicat des agences de presse audiovisuelles-Satev)
Tribune. Emmanuel Macron aura bien sa loi sur la lutte contre les fake news. Six mois après en avoir fait l’annonce lors de ses vœux à la presse, la proposition de loi (PPL) voulue par le chef de l’Etat est actuellement en débat à l’Assemblée. Mais en s’attaquant à ces informations « bidon » qui pullulent sur Internet, ce projet de loi pose quelques bonnes questions auxquelles il donne de mauvaises réponses.
D’abord, pourquoi un nouveau texte, alors que la remarquable loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, réprime déjà la diffusion de « fausses nouvelles » ? Pour plus de transparence, affirme Bruno Studer, le rapporteur de la proposition de loi pour la commission des affaires culturelles et de l’éducation de l’Assemblée nationale. Cette transparence à laquelle les plates-formes numériques devront désormais se soumettre, doit permettre de savoir qui se cache derrière les contenus sponsorisés des Google, Facebook, Twitter, etc. Dont acte.
Distinguer le vrai du faux
Mais attention aux fausses bonnes idées. La définition qui figure aujourd’hui dans le texte est confuse, en disposant que « toute allégation ou imputation d’un fait dépourvue d’éléments vérifiables de nature à la rendre vraisemblable constitue une fausse information » ? Elle pose plus de questions qu’elle n’apporte de réponses.
Et que dire du recours au juge des référés, qui pourrait décider de bloquer un « média » en seulement 48 heures ? Cette mesure est au mieux vaine, au pire contre-productive.
Tout d’abord parce que, selon une étude du MIT publiée par la revue Science en 2018, une fake news se répand six fois plus vite qu’une information juste et vérifiée. Ensuite, parce que la vitesse d’évolution des nouvelles technologies empêchera souvent le juge de constater l’infraction, et qu’il n’aura peut-être pas les moyens matériels de distinguer le vrai du faux.
De plus, dans l’hypothèse où le juge, malgré l’évidence de la manipulation, ne réussirait pas à la prouver, il risque d’accréditer dans l’esprit du public, que cette fausse information est, en fait, vraie… C’est la méthode utilisée par les complotistes de tous poils.
Enfin et surtout, comment le juge pourrait-il prouver le caractère volontairement trompeur d’une « information dépourvue d’éléments vérifiables », sans remettre en cause le principe fondamental de la protection des sources des journalistes ? Terriblement inquiétant.
Quelle légitimité ?
Le législateur a tout de même clarifié l’objectif du texte en modifiant le titre de la PPL par l’ajout du terme « manipulation de l’information ». Ce qui est visé est bien la fabrication de fake news à des fins de propagande. Cependant, les réponses données dans le projet de texte sont bancales.
De nouvelles attributions sont confiées au CSA mais sans répondre à la question des moyens. Et quelle légitimité surtout pour cet organisme censé réguler l’audiovisuel à s’immiscer dans l’Internet et dans les questions de déontologie de l’information ?
L’article qui prévoit de mettre en avant les contenus issus des sources « labellisées » est intéressant. Mais cette labellisation existe déjà. Elle est attribuée par la CPPAP (Commission paritaire des publications et agences de presse), qui garantit pour les agences de presse et les services de presse en ligne un traitement journalistique de leurs productions. Mais les « consommateurs d’infos » l’ignorent.
Le statut des agences de presse a été créé en novembre 1945, à la Libération, pour garantir aux journaux et donc aux citoyens une information indépendante. La France est le seul pays au monde à avoir créé un tel statut qui garantit l’indépendance des agences vis-à-vis de la publicité et des puissances financières ou politiques. A ce jour, 229 entreprises au total, dont 76 agences de presse audiovisuelles, revendiquent ce label et acceptent de voir leur activité régulièrement contrôlée.
Promotion de l’éducation aux médias
Les agences de presse emploient des journalistes professionnels au sein de sociétés structurées. Elles sont armées pour enquêter, investiguer, en consacrant du temps et des moyens. Car aujourd’hui débusquer une fake news coûte infiniment plus cher que de la fabriquer. Et particulièrement dans le domaine de l’audiovisuel. C’est pour mener à bien cette mission que nous avons besoin d’un service public fort, engagé notamment dans les reportages et documentaires d’investigation.
Or, dans le même temps, le CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée) semble aujourd’hui remettre en question l’aide financière qu’il nous apportait jusque-là pour la production de nos documentaires d’information.
Pour finir, nous nous réjouissons que ce texte fasse la promotion de l’éducation aux médias. Seul le citoyen formé, actif et critique face à l’information reçue saura distinguer le vrai du faux. Mais nous déplorons que la Commission des affaires culturelles et de l’éducation ait rejeté un amendement visant la création d’un Conseil national de la déontologie journalistique, tel qu’il existe chez nos voisins européens. Celui-ci, en associant dans sa composition la société civile, aurait sans nul doute contribué à rétablir la confiance des citoyens dans leurs médias.
Il y a urgence : selon une étude IFOP effectuée sur l’année 2017 pour la fondation Jean-Jaurès et Conspiracy Watch, 36 % des personnes interrogées pensent que les médias « sont largement soumis aux pressions du pouvoir politique et de l’argent » ; et seulement 21 % d’entre elles ne croient à aucune théorie complotiste… Ajoutons à la célèbre règle journalistique des « 5 W »[les cinq questions auxquelles tout bon article de presse est supposé répondre, de l’anglais what, who, where, when, why, soit en français quoi, qui, où, quand et pourquoi ?], celle des « 4 Q » ! Les agences de presse audiovisuelle veulent prendre leur part dans cette croisade citoyenne pour que chacun acquière le réflexe : « Qui me dit quoi ? Pour qui ? Et pour quoi ? » Qu’on leur en donne les moyens.
https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/06/06/fake-news-ce-projet-de-loi-pose-de-bonnes-questions-auxquelles-il-donne-de-mauvaises-reponses_5310491_3232.html